Une brève histoire des universités populaires


L’Université populaire de Paris 8, comme d’autres Universités populaires, est l’héritière d’un mouvement d’éducation populaire vieux de plus d’un siècle. Sa posture éducative particulière s’enracine, entre autres influences, dans l’expérience pédagogique contrastée des premières Universités populaires de la fin du 19e siècle, expérience sur laquelle il est ici fait un retour rapide.

Si aujourd’hui, en 2010, les Universités populaires (UP) sont de mieux en mieux connues, si leur nombre augmente régulièrement, certaines parvenant parfois à occuper une place importante dans le paysage intellectuel et même médiatique (l’Université populaire du Rhin, ou celle créée à Caen par le philosophe Michel Onfray par exemple), il n’en reste pas moins que les UP sont très largement antérieures à ce développement actuel. Elles naissent à la fin du 19e siècle, alors que le recrutement des étudiants demeure socialement très élitiste.
Si les effectifs étudiants augmentent à cette époque, leur assise sociale est très largement bourgeoise , et de fait la majeure partie de la population continue d’être tenue à l’écart de l’enseignement supérieur, après l’avoir été de l’enseignement secondaire. L’absence du monde ouvrier dans l’université repensée par la Troisième République dans les années 1880-1890 est marquée, les publics appartiennent aux classes favorisées, l’autre partie de la population, le peuple, n’y accède pas. Sur une base associative les UP, parallèles à l’université officielle, vont tenter de répondre à ce manque.


Un développement rapide, puis un essoufflement

Le plus souvent grâce à des initiatives locales militantes, les premières universités populaires naissent dans le sillage de l’Affaire Dreyfus, durant ces années charnières de l’histoire politique de la France, qui furent, comme l’écrira Edouard Dolléans (p. 18) - qui fit partie de ces intellectuels allant à la rencontre des ouvriers -, une « période critique, marquée par une crise de conscience des intellectuels qui leur aura permis de connaître une commune expérience, un élan commun qui a fait dans le mur de notre intellectualisme, clos aux réalités, une brèche par laquelle ont pu pénétrer lumière et plein air. »
Même si des tentatives antérieures sont connues, le mouvement des UP est d’une importance majeure dans l’histoire de l’éducation populaire et de l’éducation des adultes, l’une et l’autre étant souvent mêlées. En un temps où, malgré des efforts de renouvellement, l’université officielle demeure marquée par l’élitisme social, des centaines d’UP vont être fondées en quelques années. De 1899 à 1908, en l’espace de dix ans, il en naîtra 230, en province comme en région parisienne. En 1901 et 1902, elles regrouperont 50.000 auditeurs dans tout le pays, dont 6.000 à Paris en 1900. Du côté des enseignants, des centaines d’écrivains, de savants, d’artistes, de professeurs, d’universitaires, vont décider d’aller s’adresser aux ouvriers, dans une période de déchirements politiques laissant entrevoir une République en péril.

Naturellement la tâche à accomplir est immense, générant nombre de difficultés, et le succès sera de courte durée. Le mouvement s’essoufflera rapidement face aux difficultés financières et pédagogiques, aux divergences idéologiques au sein des associations, et la retombée de la passion soulevée par l’affaire Dreyfus sera fatale. L’échec le plus marquant sera, paradoxalement, l’impossibilité de parvenir au but que s’étaient fixé ces premières UP : atteindre le peuple, ce peuple qui ne fut jamais majoritaire, il s’en faut de beaucoup, dans le public venant assister aux cours et conférences.

On a longtemps réfléchi à l’impact social de l’expérience, également à l’idéologie qui la sous-tendait. Ou bien les UP seront envisagées comme un moyen de cohésion sociale, et ainsi Gabriel Séailles rappelle lors d’une inauguration l’inspiration libérale du projet : « favoriser la concorde sociale pour empêcher à la fois la révolution et la réaction » (Poujol, p. 169), ou bien on considèrera qu’il s’agit d’une œuvre libératrice à destination du monde du travail, et que l’éducation dispensée permettra l’émancipation ouvrière. Cette opposition, présente bien que diffuse dès le départ, va aller en s’amplifiant au fil des mois. En 1901 Charles Guieysse (1901 a, pp. 60-61), devenu secrétaire général de la Société des UP modifie la définition antérieure de celles-ci. Une UP est maintenant « Une association ouvrière (auparavant ‘’association laïque’’), qui se propose de déterminer l’enseignement convenant aux travailleurs libres, qui poursuit l’éducation de la classe ouvrière pour la rendre apte à concevoir et à réaliser la liberté. » C’est un dessein humaniste porté par le socialisme, mais la réalité va faire obstacle à sa réalisation. Pour de multiples raisons, la classe ouvrière ne viendra jamais massivement aux cours et conférences, et même s’en détournera assez rapidement. Mais on peut d’ores et déjà avancer que l’omniprésence et le comportement des élites savantes au sein de la plupart des UP, ainsi que les contenus délivrés, ne sont pas étrangers à cette désaffection.


Monde savant et monde ouvrier

Bien que voulant idéalement développer l’enseignement supérieur et pensées comme des lieux ouverts à une éducation mutuelle des citoyens de toutes conditions, peu d’UP fin 19e-début 20e siècle auront à leur tête des représentants du monde ouvrier. Même s’il faut affiner le regard en fonction des implantations géographiques, les responsables sont le plus fréquemment des notables ou des enseignants. De nombreuses monographies attestent de leur présence massive dans les rangs des organisateurs et des conférenciers. Ainsi à Roanne, sur quarante-trois orateurs, plus de la moitié sont des enseignants. A Montpellier puis à Toulouse, Célestin Bouglé interviendra à plusieurs reprises, donnant des conférences sur la science. A Lyon ce sera Edouard Herriot qui viendra parler de Victor Hugo et de l’œuvre sociale des écrivains du 18e siècle.
Le corps enseignant, à tous les degrés, contribue considérablement à l’entreprise, aidé par des artistes, des scientifiques, des avocats, des médecins. A Rouen, l’UP La Coopération des Idées est présidée par deux professeurs de lycée, et la moitié des membres inscrits sont des enseignants, auxquels viennent s’ajouter quelques étudiants. Emile Chartier (le philosophe Alain), qui participa à la fondation de l’UP L’Education sociale de Montmartre, a enseigné à l’U.P de Rouen (Verrier). De cette expérience il écrira en 1933 : « Nous n’avions pas à simplifier, à multiplier, à abaisser nos idées. Par exemple la philosophie des ‘’ Misérables’’ n’est pas une philosophie au rabais. Ce que j’y trouve de clair, d’obscur, de fraternel, de sublime, je puis le communiquer à tout homme pourvu qu’il soit curieux de l’homme. »

Si la plupart des conférences semblaient au début convenir aux adhérents, Alain note tout de même que « la science, la mathématique communément rebutaient », avant de poursuivre en ajoutant, et cette remarque sonne déjà comme un avertissement pédagogique : « c’est peut-être que la science ne sait pas redescendre. Que les grands esprits s’envolent à perte de vue, je le veux bien. Toujours est-il qu’ils abandonnent la grande société des esprits (…). Il est triste de penser que la plus haute raison se met hors de la portée de presque tous. » Cette critique relative à l’attitude pédagogique des intervenants dans les UP va s’avérer pertinente pour le futur. Le trop grand hermétisme de bien des conférences sera en effet l’une des causes principales du départ des publics populaires, non préparés à aborder les contenus qui leur sont proposés.

Somme toute, si les militants des partis politiques, des syndicats, les employés et les ouvriers jouent un rôle important dans le développement rapide des UP, leur influence n’est pas suffisante pour desserrer l’emprise des élites savantes qui dès le début du mouvement occupent les principaux postes de responsabilité ainsi que la plupart des tâches d’animation. Ils vont très rapidement dominer les structures internes et les assemblées générales, pourtant ouvertes à tous les « upistes », qui seront peu à peu désertées par les autres composantes du public. Les adhérents ne sont généralement pas consultés sur le contenu et l’organisation de l’enseignement, le choix en revenant aux intellectuels dans la grande majorité des cas. Il va en résulter de graves écarts entre les thèmes proposés et l’attente des auditeurs employés et ouvriers.


Obstacles pédagogiques

Effectivement, après avoir connu un essor rapide, le mouvement connaît un net ralentissement entre 1904 et 1914. Edouard Dolléans (p. 22) écrira : « Ephémères, les universités populaires disparaissent après 1902 ; quelques-unes seules survivent ». Lucien Mercier (p. 128) précise qu’entre 1904 et 1914, on n’assiste qu’à 10% de l’ouverture des 230 U.P qui seront recensées de 1899 à 1914. De multiples facteurs sont à prendre en compte pour expliquer cet affaiblissement puis cette quasi disparition. Pour Noël Terrot (pp. 142-143) les causes de l’échec s’enracinent dans une absence d’interrogations véritables sur les méthodes employées, dans un décalage grandissant entre les programmes proposés et les demandes confusément formulées par les auditoires ouvriers, la question des finalités de l’entreprise demeurant quant à elle fondamentale.

Plaçons l’accent sur la première raison avancée par Noel Terrot, depuis longtemps pointée par d’autres auteurs, à savoir les obstacles pédagogiques. Une distance inquiétante s’était peu à peu installée entre les contenus délivrés lors des conférences, les attitudes pédagogiques des intervenants et les attentes des auditeurs. Les conférences académiques surchargées de termes abstraits que les enseignants apportent inchangées des chaires où ils enseignent habituellement finissent par lasser. Louis Guilloux cité par Noel Terrot (p. 144) fait dire à l’un des personnages de son roman La Maison du peuple : « Qu’est-ce que tu veux que les ouvriers aillent s’intéresser à des conférences sur le costume des femmes, sur l’éducation anglaise ou sur l’Indochine ? C’est ce qu’ils appellent éduquer les peuple… Ils ne nous connaissent pas (…) ».
Les publics ouvriers sont de plus épuisés par leur journée de travail, et, écrira Charles Guieysse (1901 b, p. 5) « Quoi de plus étonnant que dans ces conditions ils délaissent l’université populaire ? (…) ils ne méritent point de reproches ; ce sont les conférenciers qui ne font pas ce qu’ils doivent. On n’enseigne pas des ouvriers qui finissent tard leur journée de travail comme on enseigne des jeunes gens obligés de venir en classe ; on ne conférencie pas devant un auditoire d’ouvriers comme devant un auditoire de petits bourgeois ».


Enseigner à des ouvriers

Les enseignants rejoignant les U.P, dans l’ensemble, enseignaient leur science, celle qui comptait pour eux et correspondait à leurs préoccupations habituelles, appliquant les méthodes dont ils étaient coutumiers tout en ignorant les aspirations, les tournures d’esprit des publics vers lesquels ils avaient décidé d’aller, leur supposant d’emblée des possibilités d’assimilation qu’ils ne pouvaient posséder : « La question de l’enseignement dans les universités populaires n’a pas été considérée en effet comme une question à résoudre, mais comme une question résolue. L’on ne s’est pas demandé comment il convenait d’enseigner à des ouvriers » (Guieysse, ibid). La question principale posée, qui ne trouva pas de réponse pratique à l’époque, consistait à savoir si le projet initial de délivrer un enseignement supérieur à des ouvriers faiblement pourvus en savoirs initiaux était viable.
Le problème se voyait compliqué du fait que les auditeurs, comme tout public d’adultes, avaient déjà une solide expérience de la vie, contrairement aux étudiants habituellement côtoyés à l’université. Selon Charles Guieysse (Ibid), très clairvoyant pour ce qui est de l’éducation des adultes, « Les universités populaires présentent la difficulté pédagogique suivante : il faut qu’elles fassent de l’enseignement primaire à des auditeurs qui ont déjà reçu l’enseignement supérieur de la vie même. Ailleurs les hommes reçoivent l’enseignement primaire durant l’enfance et l’adolescence, puis ils passent normalement à l’enseignement supérieur, s’ils y passent. Mais dans les universités populaires les auditeurs (…) ne sont plus pour la plupart des enfants ni des adolescents. Ils ont tous reçu le maître enseignement de la pauvreté. Ils en savent, en un sens, autant que leurs instituteurs et professeurs, ils connaissent comme eux le monde et le réel (…). L’instituteur a sur l’élève cet avantage que son avance de savoir est doublée, autorisée par une avance de vie. Dans l’université populaire, le professeur a l’avance du savoir, mais il n’a plus l’avance de la vie ».


Des remèdes pédagogiques provisoires

Pour palier ces difficultés et afin de tenter d’ôter à l’enseignement son aspect trop professoral, vont être organisées ici et là des « causeries » ayant pour but de faciliter la discussion entre intellectuels et ouvriers. En plusieurs endroits, comme à Nancy, les ouvriers seront chargés quelques mois d’exposer eux-mêmes les problèmes rencontrés dans leur existence quotidienne, les évènements qu’ils pouvaient être amenés à vivre. Dans d’autres UP, comme le notent les travaux du congrès des universités populaires de 1904, des ouvriers firent des exposés sur des domaines qui étaient leur spécialité : « Un boulanger a intéressé au plus haut point en racontant l’histoire de sa profession ; tel secrétaire de la Fédération du livre a expliqué la fabrication du papier et tel délégué du syndicat des typographes comment est préparé un journal, leurs exposés ont été suivis de discussions fécondes : des hommes ont fort simplement parlé de leur métier sans rechercher les succès oratoires » (Denitzer et al, p. 13).

Cependant, de telles initiatives restèrent éparses, ne durèrent pas. Suivant les lieux, les discussions dégénéraient parfois en polémiques, voire tournaient à l’affrontement si la politique entrait en jeu, les auditeurs n’étant pas tous enclins à se laisser contredire au-delà de certaines limites. De plus ces « robustes auditoires » n’étaient pas toujours d’une docilité exemplaire, comme le raconte Pierre Hamp qui fut permanent à l’UP La fondation universitaire de Belleville et qui, parfois, était contraint d’expulser certains en quête d’autre chose que de savoirs savants : un punching-ball fut même installé « pour occuper les grands nerveux et liquider leur hypertonicité » (Hamp, p. 282). Autant d’éléments ne favorisant pas la discussion, l’échange d’idées et d’expériences. Charles Guieysse (1901 a, p. 51) se montre d’ailleurs assez réservé à l’égard de ces exposés assurés par les auditeurs : « Il est excellent que des travailleurs fassent des conférences à leurs camarades dans les universités populaires, leur enseignant les réalités de la lutte, leur parlant des syndicats, des coopératives qu’ils dirigent, mais il serait déplorable que ce fut à des travailleurs seuls que revinssent les idées générales. A chacun son métier ».


Méthode ou spontanéisme ?

Sur le terrain pédagogique, ces tentatives d’organisation de causeries ne parvinrent pas à redonner un élan nécessaire à l’enseignement upiste, et on tenta de le régénérer d’une autre façon, en apportant des corrections à l’aspect disparate des conférences montées le plus souvent dans l’improvisation générale, au gré des propositions d’enseignants. Certaines UP, aidées de professeurs éminents, parvinrent à organiser des cycles de conférences cohérents et suivis. Ce fut le cas de l’UP La solidarité du 5e arrondissement à Paris, qui bénéficiait d’un environnement universitaire classique particulièrement favorable pour la philosophie, l’histoire, la littérature ou la physique.
Pour le sociologue Emile Durkheim, cette volonté d’organisation rationnelle des enseignements va dans le bon sens, puisque le principal défaut des U.P est de manquer d’unité de vues sur le plan pédagogique, la diversité ne pouvant qu’augmenter la confusion des idées. Lors du Congrès International de l’Education sociale de 1900, au système de conférences isolées, il préconise de « substituer des leçons méthodiquement enchaînées pour éviter la transmission de demi-savoirs, de constituer une homogénéité intellectuelle et morale des enseignements ». Afin de parvenir à ce résultat, il propose d’annexer l’UP à l’université officielle, ce qui ne sera jamais réalisé (Mercier, p. 110).
Des considérations éducatives telles que celles de Durkheim n’étaient pas partagées par tous les dirigeants d’UP. Nombreux étaient ceux qui, comme Georges Deherme, l’un des premiers initiateurs du mouvement, se montraient partisans d’une sorte de spontanéisme pédagogique : « Plus on remue de sujets plus on a de chances de révéler des aptitudes et de stimuler la curiosité qui est toujours plus frappée par quelque chose qu’on ne peut savoir à l’avance (…) Le parti pris de se refuser à tout plan et à dire tout de toute façon est donc réfléchi, et les résultats que nous venons d’esquisser valent bien ceux des réglementations pédantes et des chapelles où l’on ressasse constamment la même messe » (Pelisson,1903).

Malgré des ébauches d’aménagement des enseignements, qui ne faisaient donc pas l’unanimité, l’éloignement des salles de cours des ouvriers se poursuivit sans que l’on réussisse à inverser la tendance. Pour beaucoup, ce déclin vient d’une non prise en compte des besoins véritables, et Francis Delaisi pourra écrire : « Que demandait l’ouvrier ? La connaissance précise et pratique de la société où il peine. Que lui a offert l’universitaire ? La connaissance des métaphysiques, des littératures, des arts du passé : en somme des distractions, une culture d’oisifs. Comme d’ordinaire le peuple attendait du pain, comme d’habitude on lui a offert de la brioche » (Mercier, p. 109).


Un rapprochement manqué, insuffisance pédagogique

Ce premier mouvement des UP, pour diverses raisons, n’aura vu se concrétiser qu’imparfaitement le rapprochement intellectuels-ouvriers et l‘éducation mutuelle souhaitée ne sera advenue qu’épisodiquement. Situées dans un contexte historique très particulier, ces premières UP seront longtemps l’objet de débats idéologiques et politiques, et elles seront également confrontées à des problèmes financiers, autant de difficultés entraînant à terme leur quasi disparition à la veille de la Première Guerre mondiale. Elles ont été et demeurent néanmoins encore aujourd’hui une référence en terme d’éducation populaire, tant comme exemple que comme contre-exemple. En cette fin de XIXe siècle, tentative aura été faite de dispenser un enseignement supérieur aux ouvriers, aux employés, aux artisans, qui n’avaient bénéficié ni de l’enseignement secondaire ni des facultés.

Ce qui frappe de nombreux observateurs est l’insuffisante attention apportée à la pédagogie qu’il aurait été nécessaire de mettre en œuvre. Une réflexion approfondie sur une éducation nouvelle des adultes s’avérait indispensable, ce dont avaient toutefois conscience certains acteurs des UP. Sans doute les intervenants universitaires et autres représentants de l’académisme n’étaient-ils pas encore prêts à un saut qualitatif leur permettant de reconsidérer leur style pédagogique, ce qui en partie aurait entraîné une reconfiguration d’eux-mêmes en situation d’enseignants devant des adultes différents de leurs auditoires habituels.

Ce qu’il aurait certainement fallu percevoir pour délivrer un enseignement supérieur pertinent et d’un type inédit, dans le creuset d’une éducation des adultes renouvelée, c’est qu’il est primordial, tout formateur d’adultes le sait aujourd’hui, de construire un enseignement en partant de l’expérience des personnes, de leur vécu, plutôt que de proposer des contenus dont l’intérêt ni l’utilité ne sont immédiatement perçus. Ce n’est qu’après cette prise en compte et la compréhension de cette inscription possible dans le savoir de chacun qu’une « rupture cognitive » peut être favorisée, qui ouvre à l’adulte le chemin vers une nouvelle conscientisation d’où le politique ne serait pas absent, comme le souhaitaient les fondateurs des premières UP.

Une leçon pour l’avenir pédagogique de l’éducation populaire
L’enseignement supérieur à l’intention du peuple se trouve donc dans l’impasse à la fin du XIXe siècle : l’université reconstruite sous la Troisième République demeure élitiste, et les UP ne parviennent pas à trouver leur public. La démocratisation universitaire a de beaux jours à inventer devant elle, ainsi que la pédagogie qu’elle devra déployer.
Le besoin de repenser l’enseignement universitaire sur un plan institutionnel et organisationnel, de promouvoir une éducation populaire supérieure à destination de couches sociales exclues auparavant de tels enseignements, se fait fortement sentir au tournant du siècle, mais ne parvient pas à se concrétiser. Le XXe siècle va encore devoir cheminer pour qu’advienne une université revisitée, une éducation mieux pensée pour des adultes, dans la mesure où auparavant celle-ci était généralement déduite de la pédagogie habituellement délivrée dans les écoles et universités traditionnelles.
En même temps qu’une tradition de l’universitaire impliqué politiquement est inaugurée (Charle, p. 96), qu’on verra se développer dans la période suivante, est mise en exergue l’exigence d’une véritable pédagogie s’adressant à des adultes engagés dans la vie professionnelle, dans leur vie d’homme tout simplement, chose qui n’avait visiblement été qu’insuffisamment prise en compte.

Le temps était à la reconsidération des finalités, des méthodes, tout autant pour l’université officielle que pour les UP. On peut remarquer que si du côté de l’université voulue par la République on échoue dans la constitution de pôles universitaires conséquents en province, on réussit mieux, pour un temps, à produire des approches pédagogiques renouvelées en phase avec les nouveaux besoins. En revanche les UP, tout en réussissant provisoirement le pari d’ouvrir des structures d’enseignement supérieur d’un genre inédit aux couches populaires, n’en échouent pas moins, globalement, sur le terrain pédagogique. Mais ces velléités d’innovation montrent que l’on sent que les temps changent, qu’une université et un enseignement supérieur plus démocratiques deviennent vitaux, qu’il est indispensable de les réévaluer si l’on souhaite qu’ils deviennent un instrument de renouveau scientifique, culturel et social.

Et, de fait, les UP qui renaîtront en deux vagues à la suite de la Seconde Guerre mondiale puis à partir des années 1990-2000, seront nombreuses à tirer des enseignements de ces premières UP et de leurs errances éducatives, cette fois en tenant mieux compte des caractéristiques des publics venant jusqu’à elles, en fonction desquelles elles tenteront d’inventer de nouvelles postures pédagogiques.

Texte de Christian Verrier, Ex-maître de conférences à Paris 8